Gérard Berry, l’informaticien qui défie le temps
17.12.2014, parCe soir, à la Sorbonne, Gérard Berry recevra la Médaille d’or 2014 du CNRS, la plus haute récompense de la recherche française. Ce théoricien des langages de programmation, qui a commencé l’informatique sans ordinateur (!), a créé le logiciel temps réel Esterel qui fait aujourd’hui voler les Rafale et l’Airbus A380.
Source : Gérard Berry, l’informaticien qui défie le temps | CNRS Le journal
Un peu en retard, il s’excuse : il vient de raccrocher avec Le Parisien qui voulait son sentiment sur l’enseignement de l’informatique en France. Médaille d’or du CNRS oblige, Gérard Berry répond (avec plaisir) aux nombreuses sollicitations. L’homme est énergique, chaleureux, bien loin des clichés sur les informaticiens bouclés dans leur monde. Il nous reçoit dans son bureau du Collège de France, où il a créé la toute première chaire permanente d’informatique en 2012. Jolie salve de reconnaissances pour ce chercheur hors norme, qui a su tracer son chemin entre théorie pure et innovation industrielle : le langage Esterel, qui a fait sa renommée, permet aujourd’hui de faire fonctionner des systèmes temps réel aussi sensibles que des avions, des trains ou des centrales nucléaires.
Le temps des pionniers
Celui qui aurait pu devenir chimiste – il a appris à lire dans les livres de chimie de sa mère, professeure, et passait des heures, adolescent, à manipuler cornues et réactifs dans la cave familiale de Châtillon-sous-Bagneux – a découvert l’informatique à 19 ans. « J’ai rencontré mon premier ordinateur lorsque je suis entré à Polytechnique, en 1967, se souvient-il. C’était un antique Seti PB250. À l’époque, un tout nouveau cours d’informatique était dispensé, et j’ai tout de suite eu le coup de cœur pour cette discipline émergente : j’y retrouvais le côté expérimental que j’adorais et des aspects de logique pure très stimulants. » Le jeune homme est immédiatement fasciné par l’opposition homme-machine : drôle de duo où l’homme, « intelligent mais lent », tente de donner des instructions à l’ordinateur, « rapide mais bête, puisqu’il fait seulement ce qu’on lui dit de faire ».
vite comme le problème numéro un de la relation homme-machine.
Après Polytechnique, il termine sa formation au corps des Mines, au sein duquel il commence ses travaux de recherche en informatique dès 1970. Le langage lui apparaît très vite comme le problème numéro un de la relation homme-machine. Il en fera l’ouvrage d’une vie. « J’ai tout de suite compris qu’il était très dur de faire juste », confie celui qui nourrit une haine-passion pour les bugs, ces petites erreurs d’écriture qui font dérailler nos ordinateurs. Son premier sujet de recherche, qui est également l’objet de sa thèse, se situe aux confins des mathématiques et de l’informatique : le lambda-calcul, un langage mathématique qui sert de base à de nombreux langages de programmation. Ce sujet de théorie pure s’explique avant tout par le contexte de l’époque.
« Dans ces années-là, aucun laboratoire de recherche ne possédait d’ordinateur digne de ce nom en France, raconte le chercheur. C’est le compositeur Pierre Boulez qui a poussé un coup de gueule à la création de l’Ircam 1, en 1977, et a obtenu le premier une machine appropriée pour travailler. Les autres laboratoires, notamment le mien, n’ont été équipés qu’à partir de 1982. » Faire de l’informatique sans ordinateur n’a pas que des inconvénients : l’exercice a fait de Gérard Berry un théoricien hors pair et a jeté les bases d’une certaine école d’informatique française, reconnue bien au-delà de nos frontières pour sa puissance d’abstraction.
Un concours à l’origine d’Esterel
En 1977, le chercheur migre de Paris à Sophia-Antipolis, où les Mines viennent de créer une unité de recherche en automatique et informatique, qui sera bientôt commune avec Inria. Un déménagement qui n’a pas seulement des motivations professionnelles : ce passionné de montagne veut aussi apprendre la voile, et achètera un bateau avec des amis. Le vrai tournant de sa carrière se produit en 1982, à l’occasion d’un concours de voitures-robots lancé par le magazine Microsystèmes. « Les collègues automaticiens du laboratoire avaient fabriqué une voiture hypersophistiquée, mais aussitôt s’est posée la question de sa programmation, explique le chercheur. Jusque-là, un programme, pour moi, c’était une donnée à l’entrée, un calcul et un résultat à la sortie. Là, la machine devait réagir en permanence à ce qui se passait autour. C’est comme cela qu’on a eu l’intuition d’un langage complètement différent de ce que faisait le reste du monde et qui allait devenir Esterel. »
place dans un
monde idéal où
le temps de calcul
serait infiniment rapide.
À l’époque, l’informatique se heurte à deux temporalités différentes, difficiles à réconcilier : le temps physique des actions décrites par le programme et la vitesse de calcul de l’ordinateur. Le chercheur prend une décision audacieuse : il se place dans un monde idéal où le temps de calcul serait infiniment rapide et toutes les réactions, instantanées. « Quand ils écrivent leurs symphonies, les compositeurs ne prennent pas en compte le temps que le son des instruments met à parvenir aux oreilles des spectateurs, explique ce passionné de musique. C’est également le principe d’Esterel. »
Le monde de la recherche est incrédule, et pour cause : les ordinateurs des années 1980 sont 200 fois plus lents qu’aujourd’hui… Mais les industriels se montrent rapidement intéressés par ce langage de programmation des systèmes temps réel. Dassault, le premier, y voit le moyen de dépasser les possibilités limitées du contrôle automatique et d’informatiser le tableau de bord de ses avions Rafale. D’autant qu’Esterel offre un autre avantage de taille : il permet de rendre les systèmes plus sûrs grâce aux vérifications formelles réalisées au moment de l’écriture du programme.
Au-delà de l’aéronautique, qui généralise progressivement les logiciels embarqués à toutes les fonctions de l’avion (pilotage automatique, freinage, climatisation…), les utilisateurs de systèmes informatiques dits critiques se laissent eux aussi séduire : protocoles de communication en téléphonie, centrales nucléaires, robotique, etc. La société Esterel Technologies est créée en 2000 pour commercialiser le logiciel Esterel, et Gérard Berry la rejoint de 2001 à 2009 en tant que directeur scientifique. Les clients s’appellent Dassault, Thales, mais également ST Microelectronics ou Intel puisque, très rapidement, une version d’Esterel dédiée à la conception des circuits électroniques est également développée. « Travailler avec des industriels de très haut niveau scientifique a été notre chance, affirme le chercheur. Les problèmes qu’ils nous posaient étaient bien plus durs que nos hypothèses de laboratoire ! »
Le goût de la pédagogie
De 2009 à 2012, Gérard Berry reprend son poste de directeur de recherche Inria. Aujourd’hui, il consacre son énergie à la préparation de ses cours au Collège de France. Un exercice pas si éloigné, selon lui, de son expérience de pédagogue à l’école Montessori des Pouces verts, près de Sophia-Antipolis, où il a enseigné durant plusieurs années l’informatique à de jeunes enfants. Il n’en a pas fini avec les langages informatiques pour autant. L’essor fulgurant du Web et le foisonnement anarchique des applications l’ont projeté dans un nouveau domaine : avec Manuel Serrano, chercheur à Inria, il développe HipHop, un langage destiné à mieux orchestrer la relation avec les objets connectés. Il collabore également avec l’Ircam à la transposition d’Esterel au monde de la musique électronique et à l’élaboration de partitions algorithmiques. Malgré un agenda bien chargé, ce père et beau-père de trois enfants devenus grands trouve encore le temps de s’enthousiasmer pour les spectacles de sa belle-fille acrobate de cirque. Le pionnier des langages synchrones a décidément trouvé la formule magique du temps.