Déjà malmenée par l’arrêt de ses réacteurs, la filière nucléaire japonaise doit faire face à un nouveau dossier explosif : des montagnes de déchets radioactifs s’amoncellent dans le pays. Et l’usine censée les recycler n’est toujours pas opérationnelle.
via Rokkasho, l’autre défi du nucléaire japonais, Enquête.
Le 19 avril dernier, à Tokyo, les débats ont été assez virils devant la Commission japonaise pour l’énergie atomique (JAEC). Les grands électriciens du pays ont vivement mis en garde les experts, qui planchent actuellement sur le futur de la politique énergétique de l’Archipel, contre une remise en cause soudaine de la stratégie du « cycle fermé » sur laquelle s’est construite, depuis des décennies, l’ensemble de la filière nucléaire locale. Déjà malmenés par l’arrêt des 54 réacteurs du pays, ils redoutent une révision de la gestion des combustibles usés utilisés dans leurs centrales. Début mai, le gouvernement a proposé à la commission de reporter, pour le moment, toute prise de décision dans ce dossier trop explosif. En coulisses, les experts notent pourtant que le Japon va devoir rapidement se prononcer sur l’avenir de ses colossales montagnes de déchets hautement radioactifs. « Le pays est face à un problème très, très grave », résume Masako Sawai, une chercheuse du Citizen Nuclear Information Center, un groupe opposé à l’énergie nucléaire. « C’est comme si on avait construit une maison sans toilettes », ironisait récemment dans une interview, Jitsuro Terashima, le président du Japan Research Institute.
Sur le papier, cette controverse n’aurait jamais dû avoir lieu. Manquant de ressources naturelles pour alimenter des centrales électriques traditionnelles en charbon, en pétrole ou en gaz, le Japon avait fait le choix, il y a plusieurs décennies, de pousser la part du nucléaire dans son mix énergétique. Et pour casser encore sa dépendance aux fournisseurs étrangers, le pouvoir avait opté pour la mise en place d’un cycle du combustible complet comprenant, en théorie, l’enrichissement d’uranium, le retraitement des combustibles usés et la fabrication de MOX – un mélange de plutonium et d’uranium pouvant être réutilisé dans de nouveaux réacteurs -ou d’uranium appauvri destiné à un éventuel surgénérateur.
L’échéance de 2017
C’est dans le petit village de Rokkasho, situé tout au nord de l’île de Honshu, sur une côte sauvage battue par les bourrasques, que cette stratégie devait se concrétiser. Sur place, le pays devait enrichir, stocker, retraiter et refabriquer son combustible. Dans une immense usine, en grande partie copiée sur le modèle français de la Hague et construite, dans les années 1990 et 2000, avec l’aide des ingénieurs d’Areva, le groupe japonais Japan Nuclear Fuel Ltd (JNFL), né de l’association des électriciens du pays, devait, à partir de 2005, être capable de retraiter 800 tonnes de combustibles radioactifs usés par an. Le cycle « vertueux » aurait pu être enclenché. Sept ans plus tard, il est toujours paralysé. Et les électriciens du pays, qui n’envoient plus depuis les années 1990 leurs combustibles usés dans les centres de retraitement français ou anglais, se retrouvent contraints de stocker, dans leurs centrales, des dizaines de milliers de tonnes de déchets. « C’est un potentiel de radioactivité considérable qui n’est pas protégé », prévient Mycle Schneider, un consultant indépendant travaillant sur les politiques nucléaires.
Lorsqu’ils avaient opté pour une reproduction de l’usine de la Hague, les industriels japonais avaient acheté l’ensemble des technologies françaises à l’exception du procédé de vitrification qui intervient à la fin du processus de retraitement. Au cours de cette étape clef, les déchets de haute activité, qui ne peuvent être réutilisés, sont isolés et mélangés à du verre en fusion avant d’être refroidis dans des blocs capturant la radioactivité. Ces « matrices de verres » sont ensuite placées dans des cylindres en acier inoxydable de 1,34 mètre de hauteur et 0,43 mètre de diamètre, pour être stockées pour des milliers d’années.
A Rokkasho, les ingénieurs japonais étaient convaincus de pouvoir utiliser, à grande échelle,une technologie de vitrification expérimentée par leurs propres chercheurs sur le site de Tokai, au nord de Tokyo. Or, des dizaines d’essais ont jusqu’ici échoué et le mélange au verre au borosilicate ne se fait toujours pas correctement. « Nous allons reprendre nos essais début juin », assure un porte-parole de JNFL, qui note que les autres étapes du retraitement (cisaillage, séparation du plutonium et de l’uranium, purification…) fonctionnent, elles, normalement. Mais nombre d’experts étrangers et japonais doutent désormais de la capacité du groupe à tenir ses engagements. « Je ne vois aucun élément scientifique prouvant un quelconque progrès », modère Masako Sawai, qui parie sur un échec complet. « Nous pensons qu’ils vont y arriver », confie au contraire Luc Oursel, le PDG d’Areva, dont les équipes ont été renforcées à Rokkasho afin d’aider à la réussite de la vitrification.
Même les analystes les plus optimistes doutent que le site de JNFL atteigne un jour sa capacité de retraitement de 800 tonnes par an. Dans l’attente d’un fonctionnement complet de sa chaîne de retraitement, l’usine de Rokkasho n’accepte plus que quelques rares chargements des électriciens du pays. Ses piscines de refroidissement, où sont déjà stockées 3.344 tonnes de matériaux radioactifs, sont proches de la saturation. « Nous prévoyons de recevoir approximativement 19 tonnes de combustible usé au cours de l’année fiscale », indique le groupe. Ce qui représente à peine le volume de combustibles usés produit en un an par une tranche nucléaire.
Selon les calculs de la JAEC, les électriciens du pays doivent trouver, au total, chaque année, de l’espace pour un millier de tonnes de crayons de combustibles dans les piscines de refroidissement de leurs centrales. A ce rythme, le stockage semble théoriquement possible dans le pays jusqu’en 2017, selon les projections de la commission. « En réalité, certains électriciens vont se retrouver très embarrassés dès le milieu de la décennie. Les autres vont avoir besoin de solutions d’ici à 2022 », souffle un expert, qui note toutefois que l’actuel arrêt des centrales du pays leur donne un peu de répit.
Vigilance de la population
Ne pouvant plus espérer un envoi à Rokkasho et ne pouvant procéder à des relocalisations dans les centrales de leurs homologues – la pratique est interdite -, les électriciens étudient de multiples solutions.« Mais toutes vont se heurter à l’extrême sensibilité des populations qui sont désormais très vigilantes sur ces questions depuis l’accident de Fukushima-Daiichi », assure Mycle Schneider.
Certains électriciens semblent opter pour un renforcement des capacités de stockage dans les piscines de refroidissement situées près de leurs réacteurs. La technique de « reracking » est connue et pratiquée dans de nombreux pays. Elle nécessite toutefois l’autorisation des autorités locales qui rechignent à voir leur ville devenir des « dépotoirs nucléaires » et pointent l’inquiétante vulnérabilité de ces bassins sur le site de Fukushima-Daiichi. Le groupe Tepco, l’opérateur de la centrale détruite, et la société Japco (Japan Atomic Power Company) font construire, eux, à Mutsu, une bourgade située non loin de Rokkasho, un centre d’entreposage de 3.000 tonnes de déchets radioactifs isolés, à sec, dans des fûts d’acier. Après le tremblement de terre du 11 mars 2011, le chantier du site, où les combustibles seront, théoriquement, entreposés avant d’être retraités dans quelques décennies à Rokkasho, a été suspendu pendant plus de douze mois. Les travaux ont repris en mars dernier et pourraient s’achever en octobre 2013.
Pour les autres électriciens, les options sont rares. Aucun n’ose pour l’instant envisager publiquement une reprise de ses envois vers les centres de retraitements étrangers. Quelques experts japonais soufflent l’idée de lancer rapidement, à Rokkasho, la construction d’une autre chaîne de retraitement basée, elle, sur une technologie ayant prouvée son efficacité. Areva, qui dispose de cette solution, assure qu’aucune discussion sérieuse n’a été entamée sur ce dossier et rappelle que la priorité des autorités du pays et des électriciens reste actuellement l’organisation d’un redémarrage des centrales de l’Archipel. « Après ça, on verra… », souffle un cadre français.
Intervenant il y a peu dans ce débat sensible, la Commission japonaise pour l’énergie atomique a semblé être prête, pour la première fois, à conseiller au gouvernement un abandon partiel du processus de retraitement afin d’envisager la mise en place, en parallèle, de sites de stockage à sec dans des municipalités se portant volontaires en échange de généreuses subventions. Elle a noté que le retraitement de la totalité des combustibles japonais ne s’imposait plus forcément si les produits recyclés (plutonium et uranium) n’étaient pas ensuite réutilisés dans des réacteurs. Pointant encore le coût exorbitant de la gestion des déchets, elle a indiqué que, selon ses calculs, la combinaison d’une solution d’entreposage au programme de retraitement ne coûterait au pays, d’ici à 2030, que 9.100 milliards de yens (87 milliards d’euros) contre 9.700 milliards (93 milliards d’euros) si l’option du retraitement seul était poursuivie et si des réacteurs du pays étaient relancés. Si aucune centrale n’était rallumée, la solution de l’entreposage s’imposerait et les infrastructures de Rokkasho, qui ont déjà coûté plus de 20 milliards d’euros, seraient démantelées.